Urbanisme et colonisation. Présence française en Algérie. (Liège, éditions Pierre Mardaga), 2002, 160 p.
(Ouvrage publié avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication. Centre national du Livre
et Direction de l'Architecture et du Patrimoine)
Dans une démarche sans antécédents, l’auteur
interroge, dans le miroir de l’urbanisme et du cadre bâti, l’image de la
présence française en Algérie. Il y découvre la profondeur de son ambivalence
et y retrouve l’irréductible antagonisme, né avec la conquête, qui a opposé,
chez les colonisateurs, les partisans d’une authentique association aux tenants
d’une assimilation pure et dure. Au gré d’un itinéraire sinueux qui conduit de
Bugeaud à Lyautey, de Napoléon III à Jules Ferry, des disciples de Charles
Fourier à Le Corbusier, Delouvrier ou Niemeyer, surprises et paradoxes
attendent le lecteur.
Urbanisation harmonieuse : le
défi d’un développement
territorial équilibré
Session officielle des Réseaux
d’Urbanistes
Nanjing, Chine, 3-7
novembre 2008
Tendances générales de l’urbanisme nord-africain. Avatars et similitudes (Aperçu).
Saïd ALMI
Urbaniste SFU (Société Française
des Urbanistes).
Délégué à l’Afrique du Nord
Membre de l’AAUA (Association des
Aménageurs
et Urbanistes Algériens)
Novembre 2008
SOMMAIRE
Penser la
ville. Apport de l’histoire
Prémices d’un urbanisme de
régularisation
Offensive fonctionnaliste
Velléités culturalistes
Emprunts : d’un modèle
à l’autre
Avatars et distorsions
Retour à la régularisation ?
Penser la
ville. Apport de l’histoire
Dans Utopia, on a coutume de
voir l’exacte expression d’une création ex
nihilo. Or, Thomas More y fait référence à une société et à un espace concrets,
préexistants. Son modèle ne
surgit donc pas du néant. Il est construit point par point à partir de la
critique d’une société réelle (celle de l’Angleterre contemporaine). Trois siècles plus tard, Fourier
donne forme à son Phalanstère en s’inspirant du château de Versailles.
C’est dire l’importance qu’il y a
à examiner les fondements, théoriques et doctrinaux, de la configuration de
notre espace urbain et de notre mode d’intervention sur cet espace.
Longtemps après l’accession des trois pays
nord-africains, Maroc, Algérie, Tunisie, à leur indépendance, les choix
effectués en matière d’urbanisme continuent à y subir l’ascendant de quelques
principes d’aménagement issus du contexte colonial français. Il s’agit essentiellement des
principes fonctionnalistes et culturalistes de l’urbanisme, au projet
modélisateur, donc prétendument reproductible. Mais il est un autre antécédent,
aux conséquences beaucoup moins évidentes cependant : la régularisation.
Or, avec la faillite avérée des
modèles fonctionnaliste et culturaliste, on assiste depuis quelques années en
Europe à un retour en force de cette même régularisation, propre à l’école dite
française d’urbanisme.
L’occasion est trop belle pour ne
pas s’interroger sur les effets possibles de cette pratique sur la pensée
urbaine nord-africaine aujourd’hui.
Demandons-nous toutefois,
auparavant, où en est l’urbanisme en Afrique du Nord et quelle place y occupent
les urbanistes. Après bien des décennies de tâtonnements, la question mérite
d’être posée.
A la lumière de l’histoire,
quelques jalons peuvent être plantés. Ils sont d’autant plus nécessaires que de
profondes mutations affectent depuis quelques années le champ de l’aménagement
de l’espace maghrébin. L’émergence du développement urbain durable,
l’introduction du principe de gouvernance, l’accomplissement progressif de la
mondialisation et la récente mise en place d’un projet d’Union pour la
Méditerranée nous invitent à la réflexion.
Trois grandes phases peuvent être
distinguées, à partir du début du XXè siècle, dans la trajectoire des pratiques
urbanistiques des pays nord-africains (Maroc, Algérie, Tunisie). La première
couvre la période comprise entre le début de la Première guerre mondiale et
celui de la Seconde. La
deuxième s’étend de la fin des hostilités de 1939-1945 à la fin des années 50. La troisième court de l’accession
des trois pays à leur indépendance jusqu’à nos jours.
Au-delà de cette analogie
chronologique, on observe curieusement une forte similitude entre les
orientations théoriques et doctrinales des partis d’aménagement urbain adoptés
dans chacun des trois pays. La première phase reste dominée par des idées
urbaines de « régularisation » telles qu’elles étaient mises en œuvre
au sein de l’école dite française de l’urbanisme. La seconde se caractérise par
une nette prédominance des principes fonctionnalistes issus du Mouvement
moderne des CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne) et de la
Charte d’Athènes. Dans le même
temps, des notions d’urbanisme culturaliste, fondé sur une conception
échelonnée de l’espace, font quelquefois leur apparition ici et là. Quant à la
troisième, elle est marquée par un recours permanent soit à des modèles
empruntés à la phase précédente, soit à des instruments (schémas et plans)
élaborés depuis le début des années 60 en Europe (SDAU, POS, PUD, zones
d’aménagements divers, SCOT, PLU…). Et, depuis peu enfin, les préférences vont à des
consortiums, holdings ou groupes immobiliers internationaux basés dans les pays
du Golfe.
Prémices d’un urbanisme de
régularisation
L’urbanisme de régularisation se
définit comme une démarche qui vise à optimiser l’espace urbain par
l’intégration des fins et des moyens mis à sa disposition par la science et la
technique et à adapter la ville historique aux besoins et aux exigences
modernes, sans sacrifier pour autant l’héritage du passé. Il se situe dans la
droite ligne de la régularisation haussmannienne (1), qu’il dépasse cependant
en étendant sa démarche à l’ensemble des villes. Il est caractéristique de la
méthode de l’école française d’urbanisme, née de la convergence de trois
grandes influences, celles de l’Ecole des ponts et chaussées, du Musée social
et de l’expérience coloniale de Lyautey au Maroc. La loi du 14 mars 1919 sur les plans d’aménagement,
d’embellissement et d’extension (PAEE) en est la consécration législative et
réglementaire en France. L’urbanisme de régularisation se caractérise par une
grande capacité d’adaptation : aux règles générales applicables à
l’ensemble des villes sont toujours ajoutées des dispositions particulières
propres à chaque espace urbain traité concrètement.
Au Maroc, un important arrêté est
pris par Lyautey dès 1913. Il est suivi le 16 avril 1914 par un édit du Sultan
(dahir). Le premier n’autorise la création de centres européens qu’en « dehors »
des cités musulmanes ; l’idée obéit à des raisons à la fois politiques,
économiques, sanitaires, édilitaires et esthétiques (2). Le second prévoit l’établissement de plans
généraux d’alignement, d’aménagement et d’extension dont bénéficient plusieurs
villes marocaines (Casablanca, Meknes,
Fès, Rabat…). Ces textes préfigurent la législation française de 1919. Le principe du "développement séparé", mis en œuvre
durant une dizaine d’années par le résident général, Henri Prost et leurs
équipes ne procède d’aucune volonté discriminatoire. Bien au contraire, il
relève d’une philosophie respectueuse de l’altérité et des œuvres du passé et
attachée à la culture locale, qui fait honneur à l’école française d’urbanisme
dont il traduit l’un des multiples aspects.
En Algérie, la loi Cornudet du 14
mars 1919 est rendue applicable au pays en 1922 et en 1925. L’urbanisme de
régularisation, incarné ici par Prost et la société des Plans régulateurs des
frères Danger, entourés de leurs équipes respectives, trouve à s’appliquer à
toutes les villes algériennes de plus de 10000 habitants. Il consiste à transformer l’espace urbain
en l’adaptant aux nécessités modernes d’hygiène et de circulation notamment, tout
en évitant de bouleverser outre mesure les structures existantes. Passé,
présent et futur y sont en effet indissociablement liés.A Alger par exemple, une réglementation
spéciale comportant de solides prescriptions de sauvegarde place la Casbah sous
un régime particulier destiné à en conserver l'aspect général. Comme pour la loi de 1919,
préfigurée par les textes de 1913 et 1914 au Maroc, les travaux pionniers de
Prost à Alger aboutissent à la définition d’un urbanisme régional avant même
l’adoption du décret-loi du 25 juillet 1935 sur les plans régionaux en
métropole.
Au lendemain de la promulgation
de la loi du 14 mars 1919, la municipalité de Tunis demande à l’architecte
Victor Valensi un projet d’aménagement, d’embellissement et d’extension. Dès
1920, l’urbaniste français présente un plan en tout point conforme aux prescriptions
de la loi Cornudet, donc de l’urbanisme de régularisation. Valensi propose de conserver
la vieille ville de Tunis dans son intégralité. Dans le même temps, il dote la
partie européenne de tout l’outillage normatif moderne de l’espace occidental
(3). Mais, comme la majeure partie des PAEE, en Métropole comme dans les
territoires occupés, son projet ne sera pas réalisé, puisqu’en 1929 il est
classé. Quatre ans plus tard, les ingénieurs Chevaux et Eloy, du service
d’urbanisme nouvellement créé, proposent un plan général d’aménagement du
périmètre de Tunis et de sa zone d’extension. Dans ses grandes lignes, leur
projet s’inspire du précédent, mais en bons partisans de la rénovation urbaine,
Eloy et Chevaux préconisent une intervention lourde dans la médina où ils
taillent violemment (4), à l’instar des adeptes du Mouvement moderne des CIAM. De
ce point de vue, leur projet annonce celui de Bernard-Henri Zehrfuss, une
dizaine d’années plus tard, et du fonctionnalisme alors triomphant.
Offensive fonctionnaliste
Inspiré par une idéologie
universaliste de progrès, le fonctionnalisme en architecture et en urbanisme
prône une adaptation stricte de la forme à la fonction et une dissociation
rigoureuse des fonctions urbaines (5). Il est né d’une triple volonté
d’économie, d’efficacité et de rendement. Comme la doctrine de régularisation,
la théorie fonctionnaliste privilégie les valeurs d’hygiène et de mobilité. Mais au lieu d’un urbanisme de composition,
elle préconise un urbanisme volontariste d’imposition. Elle se fonde sur les
possibilités techniques et les prouesses industrielles grâce auxquelles elle
vise à créer un espace nouveau, conforme aux exigences de la société
machiniste. Cette société créant des besoins nouveaux, supposés les mêmes
partout, il devient possible de concevoir l’habitat et la ville elle-même à
partir de modèles universels. Le postulat fonctionnaliste d'invariance humaine (il y est question
d’homme-type et de besoins-types) et de valeurs prétendument universelles se
traduit par une dépréciation totale de l’héritage ancestral, des traditions et
des particularités locales et régionales. Du passé, l’urbanisme fonctionnaliste
n’hésite donc pas à faire table rase.
23 ans après le départ de Prost du Maroc, Michel
Ecochard prend en charge l'urbanisme marocain entre 1945 et 1953. Depuis,
Casablanca "n'avait plus d'urbanisme", note ce dernier (6). En dépit
de l'armature que l’urbaniste de Lyautey avait prévue pour l'extension de la
ville, les opérations spéculatives ont en effet pris le dessus et donné lieu,
comme partout, à une périurbanisation incontrôlable, due à une arrivée massive
de populations rurales. Partisan du Mouvement moderne et des théories de Le
Corbusier, Ecochard développe la notion de « construction
pour le plus grand nombre » pour juguler cette croissance urbaine. Mais,
sensible à l’œuvre de Prost (parce que formé aux côtés des frères
Danger), il cherche à tenir compte de la
spécificité des populations marocaines. Au lieu, cependant, de se cantonner
dans un strict respect de leur culture, comme sous Lyautey, Ecochard pose le
problème en termes de sous-développement qu’il cherche à combattre au moyen des
techniques modernes des plans-types, de l’hygiène et de la standardisation. Cette forme d’encadrement de
l’extension urbaine fait école et se développe jusqu’à l’adoption en 1964 d’un
décret général sur les lotissements d'habitat économique.
Convié en février 1931 à exposer
à Alger son point de vue d’urbaniste, au même titre que bien d’autres invités,
Le Corbusier se lance dans une entreprise hasardeuse qui durera une douzaine
d’années et dont naissent plusieurs grands projets sans lendemain.
Il reviendra toutefois à ses
disciples de marquer définitivement l’ensemble du paysage urbain algérien de
très nombreuses réalisations directement inspirées de la théorie
fonctionnaliste de l’architecture et de l’urbanisme. Placé dès 1942 sous la
direction d’un ingénieur (Jacques Wattez) et d’un inconditionnel du Mouvement
moderne et des idées de Le Corbusier (l’urbaniste Jean de Maisonseul), le service
départemental d’urbanisme d’Alger par exemple ouvre la voie à la nouvelle tendance,
favorisée par ailleurs par l’arrivée au ministère de la reconstruction et de
l’urbanisme d’autres fidèles gagnés aux thèses fonctionnalistes (Eugène
Claudius-Petit, Pierre Dalloz…). C’est ensuite à l’Agence du Plan d’Alger qu’il
incombe de reconduire les principes modernes d’aménagment de l’espace et de les
consolider avec le concours de Pierre-André Emery, Gerald Hanning…
Chargé en 1943 d'évaluer les
dommages de guerre au Maroc et en Algérie, Bernard-Henri Zehrfuss se rend aussitôt
après à Tunis où il est nommé architecte en chef du gouvernement tunisien,
responsable du service d'architecture de la direction des Travaux publics
du protectorat de 1943 à 1948. Il y mène différentes études d'urbanisme pour
les villes de Tunis, Bizerte et Sfax et réalise plusieurs bâtiments suivant les
canons de l’architecture moderne, tout en poursuivant la direction d’autres
chantiers de logements collectifs à Alger (Champ de Manœuvres). Son Plan
directeur d’aménagement de la région de Tunis (1945) comporte la création de
villes nouvelles de 30000 habitants autour de l’agglomération centrale. Il exprime
une séparation nette entre la médina, la ville européenne et les villes
nouvelles; l’ensemble étant relié par un réseau d’artères principales et de
voies de chemin de fer permettant une circulation et des échanges rapides.
D’une manière générale, et conformément au principe fonctionnaliste de
dissociation des fonctions urbaines, zones d’habitat, zones de travail et
circulation sont soigneusement séparées. Ordonnancement libre, simplicité et
ordre, telle est la logique fonctionnelle qui préside au projet de Zehrfuss qui,
comme les précédents, demeure sans suite immédiate.
Mais d’autres interventions s’en
inspireront ou lui emboîteront le pas contardictoirement, à commencer par le
projet de la Cité franco-musulmane de l’ingénieur Mohamed Ali El Annabi présenté
en 1948. El Annabi est le
premier Tunisien à avoir été admis à l’Ecole polytechnique de Paris. A son retour au pays, il est
nommé aux Travaux publics (direction des intérêts miniers), puis directeur du
Plan (7). Entre temps, il conçoit le projet en question dans lequel il trace un
axe de symétrie autour duquel il dispose tous les services économiques et
administratifs communs. De part et d’autre, il répartit séparément les
quartiers européens et musulmans. Si dans la partie européenne l’architecture
des bâtiments et leur disposition obéissent aux normes occidentales modernes,
du côté musulman elles sont empreintes de caractères spécifiques que l’auteur
puise dans la tradition et le passé (8). Cette dimension nostalgique trahit chez l’ingénieur,
militant nationaliste, une influence du courant culturaliste alors en
concurrence avec le Mouvement moderne en urbanisme. Outre l’Ecole
polytechnique, El Annabi a également fréquenté l’Ecole libre des sciences
politiques, l’ancêtre de Sciences Po de Paris. Et cette école développait une
coopération soutenue avec des universités étrangères. Or le mouvement culturaliste
était alors assez répandu, notamment en Autriche et en Angleterre depuis Camillo
Sitte, Ebenezer Howard et Raymond Unwin (9).
Velléités culturalistes
L’introduction à partir de 1945 de la théorie culturaliste de l’urbanisme
en Algérie est due à Tony Socard et à Gaston Bardet, deux héritiers de la pensée de l’historien Marcel
Poëte et de l’urbanisme britannique. L’approche culturaliste est dominée par la
nostalgie des anciennes communautés culturelles et le respect des valeurs
affectives. Elle accorde une importance primordiale à la somme d’information
qu’elle réunit grâce à des enquêtes détaillées. La conception culturaliste de
l’espace urbain est celle d’une organisation échelonnée. Son élément de base
est l’« unité de voisinage », ensemble topographique et entité
sociale regroupant 3 à 5 unités résidentielles. Son modèle est l’ancienne
paroisse, mais avec, comme élément fédérateur, non l’église mais l’école et le
centre civique. La réunion d’un maximum de 8 unités de voisinages forme le
bourg, ou « unité administrative ». D’autres « unités » plus
étendues sont ensuite distinguées jusqu’à embrasser la totalité de
l’agglomération urbaine. Le schéma d’organisation fédérative est supposé
valable universellement. Si de par l’importance accordée à l’enquête et à
l’information la démarche culturaliste se rapproche de la régularisation, son
recours à la modélisation invite à la comparer à la méthode fonctionnaliste.
L’une et l’autre se veulent reproductibles, quel que soit le contexte. C’est
vraisemblablement ce qui explique que la notion fondamentale d’« unité de
voisinage » par exemple se retrouve intacte chez Maisonseul en Algérie,
comme chez Ecochard au Maroc.
Et c’est sans doute aussi ce caractère de reproductibilité qui permettra
aux aménageurs des trois pays nord-africains indépendants de puiser dans les
expériences coloniales ou de reprendre à leur compte des principes, des schémas
ou des procédés qu’ils empruntent directement à l’urbanisme européen
post-colonial.
Emprunts : d’un modèle à
l’autre
L’emploi dans les trois pays nord-africains
indépendants d’une terminologie d’urbanisme souvent comparable à celle utilisée
en France notamment témoigne de la réalité d’une référence continue à des schémas
conceptuels préétablis. C’est une démarche dont les ressorts remontent à la
période coloniale. Quelques exemples suffisent à le montrer.
En Algérie, plusieurs textes français régissant
l’urbanisme algérien ont été reconduits par la loi du 31 décembre 1962 et les
statuts des organismes publics chargés des opérations immobilières demeurent
pratiquement inchangés jusqu’en 1971. Ceux du 31 décembre 1958 instituant les
PUD, les SUP, les ZAD et les ZAC et rendus applicables à l’Algérie par des
décrets du 6 septembre 1960 ont été prorogés par une ordonnance de décembre
1964.
Conjuguée avec l’action de Maisonseul, demeuré en Algerie
jusqu’en 1975, cette reconduction de méthodes d’approche a pesé sur les choix
politiques en matière d’urbanisme. Culturalisme et fonctionalisme ont ainsi
triomphé dans l’Algérie indépendante.
Du tout premier plan d’urbanisme conçu en 1967 pour la
ville d’Alger, qui prend l’aspect d’une simple reformulation des dispositions
du GURA (Groupement d’Urbanisme de la Région Algéroise) de 1958-1959, qui n’est
lui-même qu’une version rationalisée du projet du corbusien Gérald Hanning de
1954-1958, au récent GPU (Grand Projet Urbain), en passant par le POG (Plan
d’Orientation Générale), approuvé en 1975, et le PUD (Plan d’Urbanisme
Directeur) de 1980-1983, on retrouve, intacts, les principes de l’urbanisme
fonctionnaliste et culturaliste (10).
Au
Maroc,un décret est adopté en 1964 qui officialise la méthode dite des lotissements d’habitat économique,
inaugurée une quinzaine d’années plus tôt par Ecochard. Devant la frénésie des spéculateurs peu scrupuleux
attirés par un marché immobilier juteux, le travail des urbanistes se
transforme en opérations d’accompagnement consistant, à défaut de contrôle
possible, à encadrer une pratique illégale au moyen d’un système que
l’urbanisme moderne met à leur disposition.
En
Tunisie, un concours international est lancé en 1961 pour une percée de la
Casbah de la capitale. Epris de progressisme, Habib Bourguiba y voit,
conformément aux recommandations d’un plan d’aménagement de la ville datant de
1957, et contre l’avis d’un Lyautey un demi-siècle plus tôt, une condition et
un symbole d’émancipation et de modernisation urbaine. Décidément, la méthode
fonctionnaliste est prégnante. Si bien d’ailleurs qu’en 1967, prenant conscience des dangers menaçant la Médina, le gouverneur-maire
de la ville Hassib Ben Ammar crée l’Association de Sauvegarde de la Médina de
Tunis (ASM), aujourd’hui encore particulièrement célèbre et reconnue pour ses
travaux.
Après
une longue période de mimétisme orienté vers les pays d’Europe d’où on a
importé, sans recul critique, outils et instruments, procédés et techniques,
les regards se tournent aujourd’hui, dans la droite ligne de la logique issue
de l’urbanisme de modèle, vers les pays du Golfe.
L’exemple
le plus spectaculaire est le projet des berges du Lac sud de Tunis. Une ville
nouvelle clé en main destinée à accueillir 300000 habitants y est en cours de
réalisation. « La Porte de la Méditerranée » abritera en son centre
un prodigieux centre international d’affaires, de services et de loisirs. L’opération
a été confiée à Sama Dubaï, une société immobilière d’investissement
internationale. Quant à la conception, elle revient à des bureaux d’études
internationaux, ayant la prétention de tenir compte des réalités économiques,
sociales et culturelles locales. Dans les faits, aucune enquête sérieuse, ni
consultation, n’a été entreprise (11). Cette même compagnie, qui a lancé dans
le quartier central d’affaires de la capitale émiratie les fameuses Dubaï
Towers, contrôle des projets analogues dans les villes de Casablanca (Marina) et de Rabat (Amwaj). En Algérie, c’est le domaine
portuaire qui est ainsi convoité. L’entreprise Dubaï Ports World s’apprête à
prendre en charge la gestion du port d’Alger dont la privatisation, donc la
transformation par extension, provoquera inévitablement des effets certains sur
la ville (12).
Avatars et distorsions
Un mimétisme irréfléchi
domine donc les politiques urbaines nord–africaines qui a donné à s’interroger avec justesse tant sur le sens
d’un folklore investi d’une valeur identitaire que sur celui d’une modernité
vidée de sa substance, en matière de réalisations architecturales et urbaines (13).
L’entremêlement de ces références donne lieu à des situations de subversion (14)
dénoncées unanimement. S’y ajoutent une
« urbanification » (15) massive et des pratiques sournoises, témoins d’un grand vide urbanistique. Aussi bien au Maroc et en
Algérie qu’en Tunisie, on assiste en effet à une extension urbaine explosive.
Cette péri-urbanisation, sous-équipée, entraine une paupérisation des quartiers qu’aucun texte
législatif ou réglementaire ne parvient à réduire ou à endiguer. Par ailleurs,
dans les trois pays, une même situation prévaut : celle d’un
urbanisme de plan officiel, incarnant un docte savoir, paternaliste et
autoritaire (16), exclusif de toute idée participative et caractérisé par une
méconnaissance totale des besoins, des attentes et des aspirations des premiers
intéressés eux-mêmes (17).
Dans le miroir de cette situation générale
de dysfonctionnement de décalages et d’abandon, on déplore une grande carence
en matière d’enseignement et d’associations de professionnels de l’urbanisme.
Au Maroc, il existe trois écoles
d’architecture, un Institut National d’Aménagement et d’Urbanisme (INAU), doté
d’un Centre d’Etudes et de Recherche en Aménagement et Urbanisme, à Rabat. Mais
on ne relève aucune corporation de professionnels de l’urbanisme stricto sensu. Des efforts sont déployés
en vue de la création d’une association des urbanistes du Maroc, mais le
puissant Ordre des Architectes Marocains semble s’y opposer farouchement.
Il existe 10 écoles d’architecture en Algérie, mais
seule l’une d’elles dispense quelques cours élémentaires d’urbanisme. C’est
l’EPAU (Ecole Polytechnique d’Architecture et d’urbanisme),héritière de l’Institut d’Urbanisme de
l’Université d’Alger ouvert en décembre 1945. En revanche, une dizaine
d’universités disposent de filières « aménagement urbain et aménagement
régional » issues en 1986 d’un tronc commun créé en 1971. Elles
fournissent l’essentiel du contingent des aménageurs urbanistes affectés à la
planification, l’aménagement et la gestion des villes. Quant à l’AAUA
(Association des Aménageurs et Urbanistes Algériens), fondée en 2001, elle ne
dispose toujours pas, en dépit des compétences et de l’utilité des actions qui
sont les siennes, de l’agrément officiel lui permettant d’agir efficacement.
En Tunisie, il existe trois établissements d’enseignement supérieur
de l’urbanisme : l’ENAU (École Nationale d'Architecture et d'Urbanisme), l’ITAAUT
(Institut Technologique d'Art, d'Architecture et d'Urbanisme de Tunis) et
l’ISTEUB (Institut Supérieur des Technologies de l’Environnement, de
l’Urbanisme et du Bâtiment) de Tunis. Et les professionnels de l’aménagement
urbain disposent de l’ATU (Association Tunisienne des
Urbanistes), créée en 1979 et reconnue officiellement dès 1981. L’ATU mène une
activité exemplaire, malgré les difficultés sans nombre auxquelles elle est
souvent confrontée et des ressources limitées (18). Les urbanistes
marocains et algériens gagneraient à s’en inspirer.
D’une manière générale, les autorités publiques
maghrébines semblent bien mesurer l’ampleur dramatique de la situation
architecturale et urbaine de leurs fiefs. Mais les solutions préconisées
manquent de profondeur. Dans son allocution d’ouverture aux 1ères
Assises nationales d’architecture, le 19 décembre 2006, le Président algérien a
dénoncé à juste titre les vices de
« conception et d’exécution des programmes, des incohérences, des négligences,
des visions étriquées ou mal adaptées aux besoins », « le laxisme
(et) le népotisme ». Le Chef de l’Etat a insisté sur la nécessité de
mettre en place « des instances nationales spécialisées dans la
prospective (et) la planification minutieuse ». Il a regretté que la construction
de logments se soit toujours « limitée à des aspects quantitatifs »,
au détriment de la qualité ». Il a enfin recommandé « de revisiter
dans une perspective d’ensemble les dispositifs et les instruments » et
même de « rompre avec des approches inadaptées et dangereusement perverses ».
Certes, il a souligné par ailleurs l’existence d’une « crise de
l’urbanisme », mais la réalité urbanistique semble reléguée au second
plan. Il demeure là une prééminence de l’architecture qui rappelle
irrésistiblement une situation vieille de près de 80 ans. Car à Alger même, un
dilemme opposait architectes, réputés résolument tournés vers l’avenir, et
urbanistes, soucieux de l’équilibre organique des villes (19).
En réalité, c’est tout l’urbanisme de
modèle, aux assises faussement scientifiques, qui est à remettre en question, au
profit d’un urbanisme entendu dans le sens originel du terme. Celui forgé en
même temps que l’élaboration de la pratique régularisatrice de l’urbanisme de
l’école française (20). A contre courant de la monosémie fonctionnaliste et de
la modélisation culturaliste, l’anthropologie et l’histoire, aident, grâce à
l’étendue de son champ épistémique pour l’une, au recul opérationnel (21) pour
l’autre, à mieux penser la ville, à l’appréhender différemment.
Retour à la régularisation ?
Avec, partout, la faillite avérée des
grands modèles d’urbanisme, on assiste depuis quelques années à une
redécouverte de l’école française d’urbanisme (20) et de sa méthode de régularisation.
Parallèlement, la reconsidération critique
de la Charte d’Athènes par le Conseil Européen des Urbanistes (22) ouvre une
voie nouvelle à la réflexion sur les modes d’intervention les plus adéquats sur
l’espace urbain. Tels qu’ils sont formulés dans les propositions les plus
récentes, ceux-ci s’apparentent curieusement aux dispositions de la
régularisation en question. Ainsi en est-il par exemple de la notion de « trialogue »,
introduite à l’occasion du 43è Congrès international de l’urbanisme et définie
comme une opération réunissant une vision à long terme, la création des
conditions du possible et une participation élargie, soit trois composantes
éminemment caractéristiques de la régularisation (23).
D’autre part, les modèles fonctionnaliste
et culturaliste tendent à faire de l’urbanisme une science savante, neutre et
rigoureuse. Or, parce qu’elle a affaire à des systèmes de valeurs, la pratique
urbanistique ne peut prétendre au statut scientifique, donc au projet
modélisateur. N’est-ce justement pas là un des fondements essentiels de
l’urbanisme de régularisation ?
Notes
(1)Le mot “régularisation” a été introduit par Haussmann
lui-même. Cf. Georges Eugène Haussmann (Baron) : Mémoires, Paris,
Victor-Havard, 1890-1893. Rééd., Paris, Ed. du Seuil, 2000.
(2) Cf. Résidence générale de la République française
au Maroc : La Renaissance du Maroc 1919-1922.
Dix ans de protectorat, Poitiers, imp. Marc Texier, 1922.
- Henri Prost : Le développement de l’urbanisme dans le protectorat du Maroc de 1914 à
1923, in : L’urbanisme aux
colonies et dans les pays tropicaux. Congrès tenu à l’Exposition coloniale
internationale à Vincennes, 10-15 octobre 1931, tome 1. La Charité sur Loire,
Delayance, 1932.
(3) Cf. Jellal Abdelkafi : La Medina de Tunis : espace historique, Paris, Presses du CNRS, 1989.
- Serge Santelli : Le
creuset méditerranéen, Tunis, Editions du Demi-cercle, CNRS, 1995.
- Imen Oueslati : La place de la médina de Tunis dans les
projets d’aménagement de l’époque coloniale, in : Urbamag (revue maghrébine de recherche en urbanisme et
aménagement), Tunis, octobre 2006.
(4) Cf. G. Eloy : La Ville de Tunis à l'exposition coloniale internationale de 1931, Tunis,
Weber et Cie, 1931.
- Jellal Abdelkafi : op. cit.
(5) Déclaration
du IVè Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM), Paris, 1933. Reprise par
José-Luis Sert : Can Our Cities
Survive ? An ABC of urban problems. Their analysis, their solutions, Paris, 1942, puis par Le Corbusier : La Charte d’Athènes, Paris, 1943, et
rééditée continûment depuis.
(6) Michel Ecochard : Casablanca, le roman d’une ville, Paris, éd. de Paris, 1955.
(7) Cf Monia Ben Smida : Mohamed Ali El Annabi, in : Réalités, Tunis, n° 1118, 31 mai 2007.
- Habib Belaïd : Figures d’ingénieurs pendant le protectorat français en Tunisie.
L’exemple de la poste et des travaux publics, in : Les ingénieurs maghrébins dans les systèmes
de formation, Tunis, éd. de l’IRMC (Institut de Recherche sur le Maghreb
Contemporain), 2001.
(8) Moncef Ben Slimane : Esthétique de la ville de Tunis en 1945. Etude des projets de Zehrfuss
et Annabi, in : Revue Tunisienne
d’arts plastiques, d’architecture et d’urbanisme. Publication de l’Université
de Tunis II, janvier 1989.
(9) Camillo Sitte : Der Städtebau nach seinen künstlerischen Gründsätzen, Vienne, 1889.
Traduction française L’Art de bâtir les
villes. L’Urbanisme selon ses fondements artistiques, Paris, Ed.du Seuil,
1996.
- Ebenezer Howard :
Tomorrow, a Peaceful Path to Social
Reform, Londres, 1898, réédité en 1902 sous le titre: Garden Cities of Tomorrow.Trad.
française Les cités-jardins de demain,
Paris: Ed. Sens Tonka, 1998.
- Raymond Unwin : Town Planning in Practice, (l’auteur), 1909.
Traduction française: L’étude pratique des plans de villes, Paris,
1922.
(10) Cf. Saïd
Almi : Urbanisme et colonisation. Présence
française en Algérie, Sprimont, Pierre Mardaga, 2002.
(11). Le gouvernement tunisien a donné son accord le 11 septembre
2008. Lors des JMU 2007 de Yaoundé,
Morched Chabbi en a fait une analyse critique magistrale.
(12) Cf. Saïd Almi : Le port d’Alger. Elément urbain structurant en devenir. Communication à la rencontre internationaleCap sur les ports francophones, organisée
par l’AUF, les Escales improbables de Montréal et l’APERAU, 3-6 juin 2008,
Québec. A paraître dans Vies de Villes (Alger).
(13) Khalid Mikou . Riad, modulor
et tatami,Casablanca, Archimedia, 2003.
(14) Daniel Pinson : Maroc : un habitat "occidentalisé" subverti par la
"tradition", in : Monde
Arabe, Maghreb-Machrek, n° 143, "Villes
dans le monde arabe", Paris, La Documentation française, 1er trimestre
1994.
(15) Le terme a été proposé par Gaston Bardet pour
désigner le phénomène spontané du développement urbain, par opposition à la
forme organisée que recouvre le mot urbanisme proprement dit.
- Morched Chabbi : L’urbanisation en Tunisie, transformations et tendances d'évolution, in :
Villes réelles, villes projetées. Fabrication de la
ville au Maghreb,(dir. Nadir Boumaza), Paris,Maisonneuve et Larose, 2005.
(17) Cette ignorance sociologique est très bien
illustrée par une étude de Réda Benkirane : Bidonville et recasement, modes de vie aux carrières Ben M’sick
(Casablanca), Institut Universitaire d'Etudes du Développement (IUED),
Genève, 2004.
Voir également, entre autres travaux de plus en
plus nombreux en la matière:
- Michel Marié : Les terres et les mots.Une
traversée des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989.
- Abdelmalek Sayad : Le rapport au logement moderne, in : Sciences sociales. Panorama,
Alger, n° 1, septembre 1979.
- El Hadi Tebib : L’habiter
dans le logement de type social à Constantine. Manières et stratégies
d’appropriations de l’espace. Thèse d’urbanisme, Université de Constantine,
décembre 2007.
(18) L’AAUA est
composée de 6 commissions :
-aménagement
urbain et régional,
-aménagement des
milieux physiques,
-gestion des
villes relevant des régions arides,
-composition
urbaine et préservation des monuments historiques,
-projet
d’architecture et d’urbanisme et
-enjeux socio
urbains des villes.
Malgré des ressources et des moyens limités, l’ATU s’emploie
à promouvoir l’urbanisme et la profession d’urbaniste et veille à l’amélioration
de la formation. Elle est à l’origine de la création d’un département
d’urbanisme à l’ITAAUT et d’une filière de formation courte de techniciens supérieurs
en urbanisme à l’ENAU, avant l’ouverture en 2005 d’un cursus de Bac + 5 en
urbanisme au sein de l’ISTEUB. Parmi ses nombreuses activités, on relève
notamment l’organisation du 16ème congrès de l’AIU (Association Internationale
des Urbanistes) en septembre 1980 à Tunis, des Journées d’études en 1985-1987, des
Universités de printemps, des échanges avec le CFDU (Conseil Français des
Urbanistes) et la SFU (Société Française des Urbanistes), la publication de 3
numéros du bulletin ATU information, l’élaboration
d’un annuaire des urbanistes…
(19) Cf. Saïd Almi : Exposition d’urbanisme et d’architecture moderne (1933), in : L’Algérie et la France, Paris, Ed.
Robert Laffont, (à paraître en mai 2009).
(20) En 1867, l’ingénieur espagnol Ildefonso Cerdá
introduisit le terme « urbanizacion ».En
français, le mot « urbanisme » est apparu pour la première fois en 1910, puis
immédiatemnt dans l’entourage d’Henri Prost au Musée social, aujourd’huiCEDIAS, et à la SFU.
- Ildefonso Cerdá : Teoria general de la urbanizacion, Madrid, 1867. Traduction
française Théorie générale de
l’urbanisation, Paris, Ed. du Seuil, 1979.
- Pierre Clerget : L’urbanisme, étude historique, géographique et économique, in : Bulletin de la Société neuchâteloise de
géographie, 1910.
(21) Cf. Vincent Berdoulay, Paul
Claval (dir.) : Aux débuts de
l’urbanisme français, Paris, L’Harmattan, 2001.
(22) European Council of Town Planners/Conseil Européen des Urbanistes : La Nouvelle Charte d’Athènes 2003. La Vision
du Conseil Européen des Urbanistes sur les Villes du 21è siècle, Lisbonne,
2003.
(23) Cf. Saïd
Almi :Trialogue et
régularisation. Retour sur une expérience avortée / Trialogue and
Regularization : Reappraisal of an Abortive Experience, in :
Actes du 43è Congrès International de l’Urbanisme ISOCARP. Urban Trialogues. Co-productive ways to relate visioning and strategic urban projects, 19-23 septembre 2007, Anvers.
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Tendances générales de l'urbanisme nord-africain (Maroc, Algérie, Tunisie)